J’ai plus ou moins connu toutes les périodes qui ont mené à cette invasion à très grande vitesse du monde virtuel : j’ai d’abord travaillé sur une machine à écrire mécanique, puis électrique, ensuite électronique, et enfin sur l’ordinateur, avec qui j’ai connu et connais ma plus longue relation. Avec la machine à écrire mécanique et électrique, j’avais l’impression d’être à la maison, dans mon bureau, avec le chien qui dormait à mes pieds. Plus tard, avec l’ordinateur et internet, j’étais ailleurs, ou du moins j’étais d’une autre manière à la maison, en fait, je n’y étais plus tellement, tout en y étant. Définir sa localisation dans le monde devient avec internet une réflexion quasiment existentielle.
L’ordinateur a changé l’acte de l’écriture. Et je ne parle pas uniquement des facilités qu’offre un traitement de texte. Si une machine à écrire mécanique, électrique ou électronique tombe en panne cela n’a aucune incidence sur l’existence d’un texte. Il est de toute façon imprimé sur papier. Si l'ordinateur par contre tombe en panne, cela peut avoir comme conséquence l'anéantissement des documents. Écrire avec un ordinateur n'est pas toujours de tout repos. À tout instant, l'accident technique peut se produire. Utiliser un ordinateur, c'est appliquer la théorie de l'incertitude. Je ne suis jamais sûr à cent pour cent que l’histoire que j’ai écrite existera encore la prochaine seconde. De plus, une fausse manipulation de ma part est toujours possible. J'écris donc avec un certain degré de stress et avec un sentiment d'urgence. L'ordinateur est un ami peu fiable à qui je confie une histoire. Ou plus exactement, il est d’une fidélité totale, mais avec cette menace sous-jacente d’infidélité totale. (Je peux évidemment faire des back-ups. Mais bon, j’oublie tout le temps d’en faire).
À l’époque des machines à écrire mécaniques, un personnage s’introduisait avec fermeté au son profond et sourd de ces barres de lettres qui s’abattaient dans une histoire. Avec les machines électriques, c’est avec ces claquements courts et secs des barres que le personnage s’imposait dans une histoire. Lors de l’avènement des machines électroniques, le personnage entrait délicatement dans une histoire avec un bruit feutré. Et puis il y eut l’ordinateur.
Dans la construction d’un personnage, il n’y a pas que la condition humaine dont il faut désormais tenir compte, mais aussi sa condition numérique, c’est à dire son taux d’immersion dans le réseau d’internet, où il se dédouble, se triple ou quadruple. Combien d’avatars, d’identités, d’amis a-t-il dans ce monde-là ? Le personnage est devenu « démultiplié ».
Après la fin des Grandes Histoires, après l’éclatement, un vide s’est installé. Internet a en quelque sorte rempli ce vide de millions de banques de données dont le contenu est « vrai », « faux » ou « fictif », des lieux de rencontre se sont créés dans cet espace, des blogues, des wikis, des plateformes de partage de photos et vidéos, etc. Le monde virtuel d’internet est devenu une extension, une prolongation de notre corps, de notre cerveau. Et dans ce monde, l’être humain s’affiche, se déploie ; il met sa vie privée sur Facebook ou sur d’autres réseaux sociaux ou, du moins, il met des vies privées en ligne : il invente, s’invente, se réinvente, se construit des identités, des meilleurs soi, plus séduisants. Il pratique le narcissisme digital à la nième puissance (Je « selfie », donc je suis). Sur internet, où se développe une vie publique, règne le culte du social, l’obligation du social ; un jeu de rôles, d'apparences, est pratiqué : on obscurcit son identité en se couvrant d’identités, de personnalités, on se dédouble en avatars pour dialoguer, pour se présenter/représenter vis-à-vis des autres en employant un langage bien spécifique, codé. En employant une multitude d’identités, une grande liberté d’expression voit le jour. L’individu est désormais accessible à tout instant et partout. Il est en mode « interconnexion multiple et perpétuelle ». C’est l’individu « en réseau », l’individu démultiplié.
Extrait de : « Survivre à la fin des Grandes Histoires », Paul Pourveur, 2015, Chaire de poétique. Ed. Lansman.