FABBRICA

reprise + tournée

 

 

auteur ASCANIO CELESTINI
MISE EN SCENE PIETRO PIZZUTI
 
   

CELESTINI, RACONTEUR TERRESTRE
 

Homme de lettres, de mots, de chair, Ascanio Celestini fait doublement l'ouverture du festival de Liège. Et sa "Fabbrica" s'ancre aujourd'hui au Rideau.


Milan, 2002. C'est là qu'un peu par hasard, via des amis à qui il demandait des pistes de spectacles "engagés dans notre époque" - selon la vocation du Festival de Liège -, son directeur fit la connaissance d'Ascanio Celestini. Invité avec deux spectacles pour l'édition 2003, l'artiste y a "touché quelque chose", note Jean-Louis Colinet: le contact, à Liège, "relevait de la magie entre lui et le public".
Milan, octobre 2004. Bientôt l'Italien reviendra en Belgique. En prélude à sa venue, nous allons à sa rencontre. Il reçoit une poignée de journalistes belges et collaborateurs du festival dans sa loge. On cherche des chaises; il y a du raisin. Une conversation sans façons s'amorce avec un homme simple à la pensée fourmillante. Un être de lettres et de chair pour qui le présent est le fruit de l'histoire, des histoires. Un lutin sans âge. Un anthropologue auteur metteur en scène comédien conteur humaniste.

De la vérité du récit

Né à Rome en 1972, Ascanio Celestini étudie la littérature et l'anthropologie, tâte de la commedia dell'arte, du théâtre de rue, se passionne pour l'oralité, la transmission. Remonte, en fait, aux histoires de sorcières que lui racontait sa grand-mère. "On les raconte comme des choses qui se sont réellement passées. En grandissant, je me suis demandé pourquoi ma grand-mère me disait que c'était vrai alors que c'était clairement inventé. Ce qui est "vrai", c'est le besoin de raconter. De là mon intérêt pour la vérité du récit."
Les contes composent, avec la musique, la matière de la première soirée du festival. "Cecafumo": des contes empruntés à la tradition populaire, remaniés, démontés, remontés, traduits, trahis par Ascanio, qui est bien plus qu'un conteur.
La soirée suivante verra se déployer le modeste et vertigineux "Scemo di guerra". Basé sur les souvenirs de son père à la guerre, entrelacés d'autres témoignages. Car Ascanio Celestini est aussi collectionneur, qui part avec son enregistreur à la rencontre, à l'écoute des récits de ceux qui souvent sont sans voix.
Mais comment transmet-on cela, ce terrible vécu? "D'abord ce n'est pas directement la guerre mais des récits nés de la guerre, pas toujours tragiques, la vie est complexe. Je raconte des histoires en les faisant miennes. Ainsi je peux assumer la responsabilité de les transmettre, en même temps que ma propre identité: par la capacité de créer, d'inventer. Le meilleur hommage que je puisse rendre à mon père c'est de re-créer ces histoires. Si je me contentais de les re-raconter, semblables soir après soir, ces histoires seraient mortes."

Ecriture orale


Ainsi, pour lui, la distinction entre conteur/raconteur et acteur est-elle sans objet. "A partir du moment où je porte un récit à la scène, je deviens acteur. A la différence de ce qui se passe dans le théâtre français par exemple, dans mon spectacle, ce dont je parle ne se produit pas. Ce qui arrive, c'est le public qui l'imagine, c'est la narration. Dans le théâtre traditionnel, la plupart des images viennent de l'acteur. Je cherche, au contraire, à devenir invisible. A ce que devienne visible l'imaginaire du spectateur."
Si dès lors on tente de le définir comme auteur, il nuance, se réclame plutôt de l'écriture orale. On parle toujours, là, de "Scemo di guerra", mais il n'exclut pas ses autres spectacles de ce processus. "Je suis une trame, les points par lesquels je passe sont les mêmes, mais tout le reste est improvisé. Comme dans la musique contemporaine ou le jazz: une structure très rigide, qui permet une improvisation très large. C'est d'ailleurs ce que fait chaque personne quand elle raconte une histoire."

Récolte et restitution


Ascanio Celestini s'est choisi une vie particulière. Avec sa camionnette, qui par ailleurs suffit à contenir et transporter ses décors, il sillonne le pays, cherche "les rencontres ritualisées", revendique sa "manière très rudimentaire de faire du théâtre", tient à "construire une relation avec les gens, ne pas arriver comme un martien avec mon matériel puis repartir". Ce travail - récolte et restitution - pourrait ne pas avoir de fin; quel est son but? "Je ne recueille pas ces témoignages pour les intégrer dans un texte; les paroles d'un ouvrier ne vont pas devenir celles d'un de mes personnages, mais une partie de mes images, une expérience pour construire autre chose. C'est un travail artisanal."
Un travail qu'il réalise sans regard extérieur, et sans répétition: "Un jour, le spectacle commence... L'idée de me retrouver seul dans un studio, en feignant de jouer pour du public, c'est l'inverse d'un travail avec les images, ça devient de la technique d'acteur"- très peu pour lui! "La dramaturgie ne peut pas être seulement une question de règles théâtrales, c'est une façon de créer un langage."
Par lequel l'artiste questionne le monde, à sa façon. "La véritable histoire du monde est toujours une histoire émotionnelle plus que factuelle. Raconter, ce n'est pas seulement raconter son histoire, c'est produire son identité, dire qu'on existe dans le monde, et ainsi avoir le pouvoir de créer, d'inventer sa réalité. La production de cette identité, c'est le théâtre que je fais."

Marie Baudet © La Libre Belgique 12/01/2005

top


L'HISTOIRE SECRETE DE LA CHUTE DES GEANTS

Angelo Bison joue Celestini. Une histoire de l'Italie ouvrière entre légende et témoignages vécus. Une interprétation parfaite d'un texte magnifique.

Assunta, au visage de madone ; Fausto, le grand-père, Fausto, le père, et Fausto, le fils ; Pietrasanta, le propriétaire ; Giovanni Berta, le chef des surveillants… Voici quelques-uns des personnages que le récit d'un homme fait surgir sur la scène du petit théâtre du Rideau de Bruxelles.

Cet homme écrit. Il écrit à sa mère, à laquelle il a envoyé une lettre chaque jour depuis cinquante ans. Depuis le jour où il est entré à la Fabbrica, l'usine qui depuis des générations fait vivre toute la région. Une lettre par jour, sauf un jour. Ce jour qui a suivi celui de son entrée à la Fabbrica, le 16 mars 1949. Alors, cinquante ans plus tard, l'homme trouve enfin la force d'écrire cette lettre. Il y raconte son arrivée, sa rencontre avec Fausto le fils, sa découverte du haut fourneau, la révélation du fait qu'il a sans doute été embauché par erreur…

Surtout, il va raconter l'histoire secrète de la Fabbrica et celle de ces hommes et de ces femmes qui la font tourner et qui lui sacrifient leur vie. Ces ouvriers aujourd'hui disparus du paysage. Il va raconter Fausto et, avant lui, son père, et avant lui, son grand-père. Fausto le grand-père qui tomba amoureux de la belle Assunta et qui, pour ne pas dévoiler le secret de cette dernière, s'enfonça la tête dans la terre. Fausto le père qui vit la naissance et la montée du fascisme. Fausto le fils et sa jambe coupée. Et puis Pietrasanta, le propriétaire qui rêvait d'ouvrir sa fenêtre le matin et de pouvoir dire : Tout ça, c'est à moi.

L'homme raconte, la petite histoire et la grande, avec un " H " majuscule, qui voit le pays basculer dans la folie et le gangstérisme organisé. Il raconte Benito Mussolini et Benito le débile. Il raconte le vieillard et ses sept fils. Il raconte le travail qui tue les hommes. Il raconte les poiriers qui naissent comme par magie.

L'homme raconte, et nous sommes suspendus à ses lèvres. Nous voyons chacun de ces personnages surgir du néant, nous revivons toute l 'histoire d'un pays où, dans une industrie sur le déclin, les ouvriers furent des géants, puis " l'aristocratie ouvrière ", et enfin, des estropiés.

Cet homme qui raconte a les traits d'Angelo Bison, qui fait vivre tous ces personnages avec une formidable humanité. Des personnages nés de témoignages recueillis par Ascanio Celestini, qui les a ensuite tissés en un magnifique récit mêlant réalisme et poésie.

Pour la première adaptation en français de son œuvre, Pietro Pizzuti lui a concocté une mise en scène très sobre où tout tourne autour d'un anneau de métal géant évoquant tout à tour le haut fourneau, un trou dans la terre, le puits d'Assunta ou le rouleau compresseur du fascisme. Un décor d'Anne Guilleray auquel répondent les lumières sombres et mouvantes de Julie Petit-Etienne.

Mercredi, lors de la première, Angelo Bison, Pietro Pizzuti et Ascanio Celestini étaient réunis sous les acclamations du public. A présent, Angelo Bison est seul, chaque soir, face à la foule, tandis qu'Ascanio Celestini s'en va, en personne, livrer d'autres histoires sombres et magnifiques, drôles et tragiques, au Festival de Liège notamment, ces vendredi et samedi. Des hommes seuls, debout sur une scène, qui parlent et racontent la condition humaine. Des géants.

Jean-Marie Wynants © Le Soir 14/01/05

top
LES SECRETS, LES REGRETS. LA VIE

Ascanio Celestini fait vibrer le Rideau. Création en français.

Une mise en scène épurée de Pietro Pizzuti pour un solo soufflant d'Angelo Bison.

"Ma mère, je vous écris cette lettre..." Les premiers mots de "Fabbrica" disent aussi sa forme: cette lettre, la dernière d'un homme qui, cinquante ans durant, a écrit chaque jour - sauf un. Une seule et longue lettre comme un rattrapage, le récit d'une vie ordinaire, donc unique, qui en a croisé tant d'autres, pareillement petites et singulières.Par ce vecteur - presque un classique de la construction littéraire -, Ascanio Celestini affirme cependant la particularité de sa démarche, mariant l'oral et l'écrit dans un rythme fou, vigoureux, une langue majestueuse dans sa simplicité.Né, selon sa méthode (cf. LLB du 12/1), de sa récolte de témoignages sur le monde du travail, auprès d'ouvriers, de repiqueuses de riz, de paysans, de mineurs, "Fabbrica" sert ces souvenirs plus qu'il ne s'en sert. "Les uns parlaient des événements politiques, les autres de leur propre vécu, plus intime et privé. Mais tous mêlaient leur histoire à celle du XXe siècle, explique Celestini. Certains remettaient de l'ordre dans leurs souvenirs, d'autres en inventaient de nouveaux. Mais leurs témoignages indiquaient toujours une des voies de la dramaturgie contemporaine: celle qui transforme la mémoire personnelle en histoire épique."

Pour avoir découvert l'auteur lui-même en scène, si intense et modeste, on nourrissait une ombre de circonspection quant à voir son verbe et cette âme autrement portés. Pietro Pizzuti et Angelo Bison balaient le moindre doute, tant leur oeuvre commune rend justice à celle de Celestini. Jusqu'à la rythmique de la langue (où étrangement, tendrement, on retrouve chez le comédien des intonations du metteur en scène - tous deux d'ailleurs d'ascendance italienne), rendue avec fidélité par Kathleen Dulac, qui signe le texte français de cette création au Rideau. Jusqu'à la fusion de l'homme dans la parole, dans les histoires dont il est dépositaire et qu'il restitue.

C
hanson de geste

Dans le théâtre d'Ascanio Celestini, note Pietro Pizzuti, "celui qui parle n'est ni l'acteur qui joue l'ouvrier ni le conteur, mais l'homme dont la parole est la raison d'être. (...) Pas de personnage à jouer pour dire la parole de ceux qui travaillent en silence et ne parlent que pour transmettre l'action. Rien que l'homme qui dit son passé pour fabriquer son avenir, ici et maintenant, au centre du monde." Angelo Bison relève avec brio ce défi vertigineux, si lointain de la tradition théâtrale.Du corps, de la voix, par peu de jeu et une présence immense, il fait jaillir des images, des existences, l'histoire d'un pays, de ses petites gens, de ses grands remous. Des secrets, des regrets. La vie. Une lignée d'ouvriers, Fausto de père en fils, la belle Assunta au visage de Madone, la disgrâce, l'amour fou, la mort au bout, l'arrivée du fascisme, l'arrivisme des petits chefs, la survie obstinée du peuple.

Il y a de la chanson de geste dans ce spectacle aussi sobre qu'éblouissant - soutenu par la scénographie audacieuse d'Anne Guilleray, évocatrice sans contraindre l'esprit, monumentale mais pas écrasante, et les lumières subtiles de Julie Petit- Etienne. Il y a de la vibration dans l'air, de l'émotion dans la salle. Pas de représentation : du théâtre, pur, dur, soufflant
.

Marie Baudet © La Libre Belgique 15-16/01/2005

top


LA PAROLE POUR OUTIL

 

Réussite absolue pour La Fabbrica, un conte moderne d'Ascanio Celestini servi par Angelo Bison.

Ascanio Celestini ouvrait le week-end dernier le Festival de Liège, seul sur scène avec sa parole et ses récits, sa voix nue modulée par tous les personnages qu'il raconte. Au Rideau de Bruxelles, c'est Angelo Bison qui joue un autre de ses textes, écrit voilà deux ans par le jeune auteur, metteur en scène et acteur salué dans son pays par la critique. Toujours, il mêle un travail d'écoute et de réécriture, entrelaçant l'histoire personnelle à la grande Histoire. Après ses études de littérature et d'anthropologie, parcourant l'Italie du Nord au Sud, il a entrepris de recueillir la dernière source, la mémoire des ouvriers et artisans dont il est un descendant.

Sous sa plume et dans sa langue, ils retrouvent une oralité charnue, pleine de fantaisie, de fraîcheur et de dignité.

C'est une lettre que le narrateur de La Fabbrica nous fait entendre, une lettre à sa mère qu'il n'a jamais écrite, qu'il aurait dû écrire cinquante ans plus tôt mais si elle ne lui avait fait honte. Elle dit jusqu'où l'homme doit aller dans la fourberie et la souffrance pour avoir du travail. Mais il le dit en s'excusant d'embarrasser son auditeur pour ce menu fait d'arme, cette piètre victoire sur le chômage. Et c'est un prince qui raconte avec humour les épreuves auxquelles il a dû se soumettre pour une belle exigeante. Celle à qui on sacrifie tout, qu'on courtise, qu'on sert, c'est La Fabbrica. Et dans la bouche d'Angelo Bison, le nom sonne, résonne, comme une cathédrale. La Fabbrica où l'on travaille de père en fils, qui voit défiler les Fausto, de père en fils, nourricière et dévoreuse à la fois. On y vit, naît, on y meurt dans la chaleur du haut fourneau, du feu prométhéen, qui émancipe et tue…

La scénographie d'Anne Guilleray est l'anneau d'acier qui lie l'ouvrier à l'usine, le tuyau surchauffé, le puits de l'arrière-cour, le trou dans la terre, l'alpha et l'oméga, le début et la fin de cette histoire circulaire. Une simplicité travaillée à l'image de ce magnifique spectacle d'une haute réussite, d'une parfaite homogénéité entre le propos, le verbe, la mise en forme et la présence entièrement au service de ces voix anonymes. L'alchimie née de la mise en scène de Pietro Pizzuti dirigeant Angelo Bison est une merveille, jamais le comédien n'a été aussi délié, prodigieux, inventif, traduisant en français, par un corps incroyablement expressif, la diction mais aussi la sensibilité extrême à la note près, des couleurs de cette langue italienne populaire. Angelo Bison, fils d'ouvrier italien venu travailler en Belgique, se fait conteur, joue le grand patron, le contremaître fasciste, la petite de seize ans belle à se damner, le grand-père, le rejeton, toute une population liée, arrimée à une terre, une place. Une inflexion, une posture, un écho dans la voix suffit à créer un autre univers. Angelo Bison ne campe pas le prolétaire ou le maître, non, il dit l'homme, la femme, la règle, avec une poésie rayonnante, une générosité absolue, pleine de tendresse et de facétie. Personne n'était dupe alors, on servait, on était servi, les patrons avaient un visage, aujourd'hui on ne sait plus pour qui on travaille, quand on travaille, et le savoir-faire se perd et avec, le sens du geste posé.

 

La mort en forme de poire

Sans discours, par l'ironie et l'image, Ascanio Celestini évoque l'histoire industrielle et politique qui traverse l'usine et ceux qui la font prospérer. Il dit le prix à payer pour rester intègre et droit, avec l'inventivité et le charme des chansons polyphoniques rassemblées par l'ethno-musicologue Giovanna Marini, la malice de Dario Fo, la pudeur de l'écrivain-ouvrier Erri De Luca, la tristesse de Tabucchi, des artistes qui lui ressemblent. On est loin du clinquant berlusconien mais très proche de ce qu'il y a dessous.
Les lumières de Julie Petit-Etienne, le décor sonore de Raymond Delepierre servent admirablement ce grand moment de théâtre, car on oublie le travail d'orfèvre, on oublie qu'Angelo Bison joue avec une infinie variété de jeu, tant il est. On voit à travers lui. Proche de ce qu'il dit, ému tout comme nous par l'histoire du père et de ses sept fils morts. Pourtant, il ne nous parle que de poires, juteuses, savoureuses, cueillies avec amour et qui jamais ne seront mangées et pourriront. Chaque mot est dégusté avec la reconnaissance qu'on a pour un mets délicieux tant ce texte fait écho à l'homme minuscule et grandiose. On l'écoute comme un conte de Grimm d'aujourd'hui avec ses manants, ses gitanes, ses seigneurs et ses traîtres. L'homme, est au centre comme un arbre planté au milieu de La Fabbrica, un poirier sauvage malmené mais debout, tordu mais beau. L'homme et son quotidien, l'homme et son outil, ses amours, ses fiertés, ses défaites, ordinaire et pourtant extraordinaire.

 

Sophie Creuz © L'Echo 20/01/05

top
C'EST LA CHUTE FINALE

Fabbrica, du génial auteur italien Ascanio Celestini, raconte, en une fable époustouflante, la vie, les souffrances, les secrets des ouvriers de l'Italie du XXe siècle.

L'ultime lettre. Il écrit à sa mère, avec qui il correspond chaque jour depuis cinquante ans, cette unique lettre qu'il ne lui a pas envoyée, le 17 mars 1949, lorsqu'il est entré à la fabbrica. Il y raconte l'usine, toute sa vie. Ce monstre mangeur d'hommes, ce no-man's land, coupé du monde, aux règles particulières. Avec ses personnages ambrés, charpentés, mystérieux, légendaires. L'envoûtante Assunta, délicieuse Madone, qui dévoile son étrange secret, comme un sein honteux, aux hommes qu'elle aime, avant de les jeter dans un puits. Pietrasanta, le propriétaire vénal et sans scrupule de la fabbrica, dont le vocabulaire se réduit à ces mots : c'est à moi ! Giovanni Berta, le chef des surveillants, mégalomane, violent, rompu à l'idéologie des chemises noires. Et les trois générations de Fausto, le grand-père, le père et le fils, qui symbolisent les trois époques de la fabrique. L'ère des géants, à l'origine, où les ouvriers étaient taillés dans le roc. Celle de l'aristocratie ouvrière, pendant la Grande guerre, lorsque les cols bleus se voyaient exemptés du service militaire tant la production industrielle était indispensable. Enfin, l'époque contemporaine, où il vaut mieux être estropié pour s'assurer de garder son travail, car l'usine, aujourd'hui, fonctionne sans les ouvriers.

En une fabuleuse longue lettre d'un ouvrier anonyme à sa mère, le jeune auteur italien Ascanio Celestini brosse l'histoire industrielle et politique de l'Italie du XXe siècle. Se tournant vers le passé pour mieux interroger le présent, il rend hommage à tous ces travailleurs, mineurs, sidérurgistes, paysans, repiqueuses de riz, des années 1940 à 1960, dont il récoltait les histoires quand il a commencé, en 2000, à écrire Fabbrica. C'est leur mémoire, leur chair, leur souffrance, leur héroïsme qui imprègnent la pièce et en font un récit épique. Une tragédie aussi : Celestini rappelle le prix payé par ces bêtes humaines se tuant parfois littéralement au travail, qui broyés par une machine, qui intoxiqués au mercure, qui brûlés par de l'acier en fusion. Comme celle des militaires en temps de guerre, leur vie n'a que peu de valeur aux yeux des maîtres de la production. Un ouvrier meurt, écrasé par un pont roulant, le jour où Aldo Mauro est enlevé par les Brigades rouges : c'est le second, le patron, qui fait la Une des journaux.
La force évocatrice, le style lyrique, l'humanisme engagé d'Ascanio Celestini (qu'il est urgent d'éditer en français) en font un conteur flamboyant, un auteur primordial, de la trempe d'un Alessandro Baricco et digne héritier de la fougue de Dario Fo. Seul sur scène, le comédien Angelo Bison, qui a travaillé à l'usine dans sa jeunesse et dont le père, mineur, est mort de silicose, sert, ou plutôt vit le texte avec une intensité bouleversante, puisée directement dans ses tripes. Il hypnotise le public. La mise en scène de Pietro Pizzuti est sobre et minutieuse. Toute aussi dépouillée, la scénographie d'Anne Guilleray se résume à un anneau géant, tournant sur lui-même, tantôt rouage d'usine, tantôt rouleau compresseur. A voir absolument.

Thierry Denoël © Le Vif/L'Express 21-27 janvier 2005
top
FABBRICA !

Une création en langue française au Théâtre du Rideau de Bruxelles, c'est Fabbrica, de Ascanio Celestini.

 

Je ne sais ce qui m'a le plus touché, ce que j'ai le plus admiré dans cette pièce : le texte de Ascanio Celestini ; la mise en scène de Pietro Pizzuti ; le jeu d'acteur du seul Angelo Bison ; ou encore le décor ultra dépouillé et un jeu fabuleux de lumière.
Cela faisait un tel tout, un tout tellement cohérent !
A peine trentenaire, Ascanio Celestini est bien un homme de lettre et de mots. " … J'adorais les histoires de ma grand mère… " dit-il. " … Et j'avais besoin de raconter. Alors, je raconte des histoires, moi aussi ! Quelles soient vraies ou pas, peu importe !… C'est au public d'imaginer !… "
Et Fabbrica, c'est raconter une histoire ; celle d'ouvriers d'usines en Italie. C'est surtout dire qu'ils existaient.
Pietro Pizzuti, avec toute sa sensibilité italienne, avec aussi son énorme talent d'acteur a su mettre en scène cette pièce en la dépouillant au maximum de tout artifice, ne laissant qu'un texte nu, mais un texte qui remue nos consciences, à la limite de la fiction et de la réalité. Un texte mis en français par Kathleen Dulac ; un texte fidèle aux sonorités et au rythme de l'italien original.
Et puis, il y a Angelo Bison. Seul en scène ! Mais quelle présence ! La dernière fois que je l'avais vu, il était le Docteur Korczak. C'était en 2003, déjà au Rideau.
Dans Fabbrica, il "parle" d' une lettre, une longue lettre à sa mère ; une lettre qu'il aurait du lui envoyer bien avant, comme toutes celles qu'il lui envoie quotidiennement. Mais ce jour-là, il était entré à l'usine, à la "fabbrica" ! Et le voilà décrivant l'histoire de sa journée, ou plutôt les histoires de l'industrie en Italie ; avec ses valeurs, ses souffrances, ses amours, sa solidarité et ses haines. Sans jamais tomber dans le psychodrame.
Témoignages, événements politiques, le vécu des uns et des autres, le privé et le public : tout y passe ; tout est raconté en une sorte de grand voyage, de grande vague, de houle, qui va et vient, qui se répète, qui intrigue… sans jamais lasser.
Et c'est là, je crois, toute la qualité de l'acteur : ne jamais nous permettre à nous spectateurs, de nous mettre en contradiction avec son histoire. On devient peu à peu son compagnon à l'usine. Et son histoire devient la nôtre.
Je ne suis pas sorti indemne de cette pièce. Comme les ouvriers italiens laissaient souvent dans les usines une partie de leur corps, j'y ai laissé une partie de mon âme et de mon identité.
Mais qu'elle est belle la vie ! Qu'elle est belle la lumière !


Paul Dupret © Radio Antipode. Date de diffusion: 17/01/2005

top
ALORS LA


Fabbrica
, croyez-moi, c'est un chef d'œuvre magistralement interprété par Angelo Bison, mis en scène par un roi du monologue, Pietro Pizzuti. Le fil conducteur c'est un hommage sensible à la mère et à la femme, mi-sainte, mi-fantasme sexuel, avec une madone à trois seins qui incendie toute une usine. Fellini pas mort. Mais c'est aussi l'explication, en douceur, le contraire du militantisme beuglant, des racines profondes du fascisme en Italie. Magistral.

Christian Jade © RTBF 05/09/2005

top

 

 
 
Vous êtes sur une page d'un ancien site internet archivé aux Archives et Musée de la Littérature. Pour découvrir le nouveau site du Rideau et notre programmation en cours, veuillez suivre ce lien : https://lerideau.brussels