CELESTINI,
RACONTEUR TERRESTRE
Homme
de lettres, de mots, de chair,
Ascanio Celestini fait doublement
l'ouverture du
festival de Liège. Et sa "Fabbrica" s'ancre
aujourd'hui au
Rideau.
Milan, 2002. C'est là qu'un
peu par hasard, via des amis à qui il demandait des
pistes de spectacles "engagés dans notre époque" - selon la vocation du Festival de Liège -, son directeur
fit la connaissance d'Ascanio Celestini. Invité avec
deux spectacles pour l'édition 2003, l'artiste y a "touché quelque chose", note Jean-Louis
Colinet: le contact, à Liège, "relevait
de la magie entre lui et le public".
Milan, octobre 2004. Bientôt l'Italien reviendra en
Belgique. En prélude à sa venue, nous allons
à sa rencontre. Il reçoit une poignée
de journalistes belges et collaborateurs du festival dans
sa loge. On cherche des chaises; il y a du raisin. Une conversation
sans façons s'amorce avec un homme simple à
la pensée fourmillante. Un être de lettres et
de chair pour qui le présent est le fruit de l'histoire,
des histoires. Un lutin sans âge. Un anthropologue auteur
metteur en scène comédien conteur humaniste.
De la vérité du récit
Né à Rome en 1972, Ascanio Celestini étudie
la littérature et l'anthropologie, tâte de la
commedia dell'arte, du théâtre de rue, se passionne
pour l'oralité, la transmission. Remonte, en fait,
aux histoires de sorcières que lui racontait sa grand-mère. "On les raconte comme des choses qui se sont réellement
passées. En grandissant, je me suis demandé
pourquoi ma grand-mère me disait que c'était
vrai alors que c'était clairement inventé. Ce
qui est "vrai", c'est le besoin de raconter. De
là mon intérêt pour la vérité
du récit."
Les contes composent, avec la musique, la matière de
la première soirée du festival. "Cecafumo":
des contes empruntés à la tradition populaire,
remaniés, démontés, remontés,
traduits, trahis par Ascanio, qui est bien plus qu'un conteur.
La soirée suivante verra se déployer le modeste
et vertigineux "Scemo di guerra". Basé sur
les souvenirs de son père à la guerre, entrelacés
d'autres témoignages. Car Ascanio Celestini est aussi
collectionneur, qui part avec son enregistreur à la
rencontre, à l'écoute des récits de ceux
qui souvent sont sans voix.
Mais comment transmet-on cela, ce terrible vécu? "D'abord
ce n'est pas directement la guerre mais des récits
nés de la guerre, pas toujours tragiques, la vie est
complexe. Je raconte des histoires en les faisant miennes.
Ainsi je peux assumer la responsabilité de les transmettre,
en même temps que ma propre identité: par la
capacité de créer, d'inventer. Le meilleur hommage
que je puisse rendre à mon père c'est de re-créer
ces histoires. Si je me contentais de les re-raconter, semblables
soir après soir, ces histoires seraient mortes."
Ecriture orale
Ainsi, pour lui, la distinction entre conteur/raconteur et
acteur est-elle sans objet. "A partir du moment où
je porte un récit à la scène, je deviens
acteur. A la différence de ce qui se passe dans le
théâtre français par exemple, dans mon
spectacle, ce dont je parle ne se produit pas. Ce qui arrive,
c'est le public qui l'imagine, c'est la narration. Dans le
théâtre traditionnel, la plupart des images viennent
de l'acteur. Je cherche, au contraire, à devenir invisible.
A ce que devienne visible l'imaginaire du spectateur."
Si dès lors on tente de le définir comme auteur,
il nuance, se réclame plutôt de l'écriture
orale. On parle toujours, là, de "Scemo di guerra",
mais il n'exclut pas ses autres spectacles de ce processus. "Je suis une trame, les points par lesquels je passe
sont les mêmes, mais tout le reste est improvisé.
Comme dans la musique contemporaine ou le jazz: une structure
très rigide, qui permet une improvisation très
large. C'est d'ailleurs ce que fait chaque personne quand
elle raconte une histoire."
Récolte et restitution
Ascanio Celestini s'est choisi une vie particulière.
Avec sa camionnette, qui par ailleurs suffit à contenir
et transporter ses décors, il sillonne le pays, cherche "les rencontres ritualisées", revendique
sa "manière très rudimentaire de faire
du théâtre", tient à "construire
une relation avec les gens, ne pas arriver comme un martien
avec mon matériel puis repartir". Ce travail
- récolte et restitution - pourrait ne pas avoir de
fin; quel est son but? "Je ne recueille pas ces témoignages
pour les intégrer dans un texte; les paroles d'un ouvrier
ne vont pas devenir celles d'un de mes personnages, mais une
partie de mes images, une expérience pour construire
autre chose. C'est un travail artisanal."
Un travail qu'il réalise sans regard extérieur,
et sans répétition: "Un jour, le spectacle
commence... L'idée de me retrouver seul dans un studio,
en feignant de jouer pour du public, c'est l'inverse d'un
travail avec les images, ça devient de la technique
d'acteur"- très peu pour lui! "La dramaturgie
ne peut pas être seulement une question de règles
théâtrales, c'est une façon de créer
un langage."
Par lequel l'artiste questionne le monde, à sa façon. "La véritable histoire du monde est toujours une
histoire émotionnelle plus que factuelle. Raconter,
ce n'est pas seulement raconter son histoire, c'est produire
son identité, dire qu'on existe dans le monde, et ainsi
avoir le pouvoir de créer, d'inventer sa réalité.
La production de cette identité, c'est le théâtre
que je fais."
Marie Baudet © La Libre Belgique 12/01/2005

L'HISTOIRE
SECRETE DE LA CHUTE DES GEANTS
Angelo Bison joue Celestini. Une histoire de l'Italie ouvrière entre légende et témoignages vécus. Une interprétation parfaite d'un texte magnifique.
Assunta, au visage de madone
; Fausto, le grand-père, Fausto, le père, et
Fausto, le fils ; Pietrasanta, le propriétaire ; Giovanni
Berta, le chef des surveillants… Voici quelques-uns des
personnages que le récit d'un homme fait surgir sur
la scène du petit théâtre du Rideau de
Bruxelles.
Cet homme écrit.
Il écrit à sa mère, à laquelle
il a envoyé une lettre chaque jour depuis cinquante
ans. Depuis le jour où il est entré à
la Fabbrica, l'usine qui depuis des générations
fait vivre toute la région. Une lettre par jour, sauf
un jour. Ce jour qui a suivi celui de son entrée à
la Fabbrica, le 16 mars 1949. Alors, cinquante ans plus tard,
l'homme trouve enfin la force d'écrire cette lettre.
Il y raconte son arrivée, sa rencontre avec Fausto
le fils, sa découverte du haut fourneau, la révélation
du fait qu'il a sans doute été embauché
par erreur…
Surtout, il va raconter
l'histoire secrète de la Fabbrica et celle de ces hommes
et de ces femmes qui la font tourner et qui lui sacrifient
leur vie. Ces ouvriers aujourd'hui disparus du paysage. Il
va raconter Fausto et, avant lui, son père, et avant
lui, son grand-père. Fausto le grand-père qui
tomba amoureux de la belle Assunta et qui, pour ne pas dévoiler
le secret de cette dernière, s'enfonça la tête
dans la terre. Fausto le père qui vit la naissance
et la montée du fascisme. Fausto le fils et sa jambe
coupée. Et puis Pietrasanta, le propriétaire
qui rêvait d'ouvrir sa fenêtre le matin et de
pouvoir dire : Tout ça, c'est à moi.
L'homme raconte, la petite
histoire et la grande, avec un " H " majuscule,
qui voit le pays basculer dans la folie et le gangstérisme
organisé. Il raconte Benito Mussolini et Benito le
débile. Il raconte le vieillard et ses sept fils. Il
raconte le travail qui tue les hommes. Il raconte les poiriers
qui naissent comme par magie.
L'homme raconte, et nous
sommes suspendus à ses lèvres. Nous voyons chacun
de ces personnages surgir du néant, nous revivons toute
l 'histoire d'un pays où, dans une industrie sur le
déclin, les ouvriers furent des géants, puis
" l'aristocratie ouvrière ", et enfin, des
estropiés.
Cet homme qui raconte a
les traits d'Angelo Bison, qui fait vivre tous ces personnages
avec une formidable humanité. Des personnages nés
de témoignages recueillis par Ascanio Celestini, qui
les a ensuite tissés en un magnifique récit
mêlant réalisme et poésie.
Pour la première
adaptation en français de son œuvre, Pietro Pizzuti
lui a concocté une mise en scène très
sobre où tout tourne autour d'un anneau de métal
géant évoquant tout à tour le haut fourneau,
un trou dans la terre, le puits d'Assunta ou le rouleau compresseur
du fascisme. Un décor d'Anne Guilleray auquel répondent
les lumières sombres et mouvantes de Julie Petit-Etienne.
Mercredi, lors de
la première, Angelo Bison, Pietro Pizzuti et Ascanio
Celestini étaient réunis sous les acclamations
du public. A présent, Angelo Bison est seul, chaque
soir, face à la foule, tandis qu'Ascanio Celestini
s'en va, en personne, livrer d'autres histoires sombres et
magnifiques, drôles et tragiques, au Festival de Liège
notamment, ces vendredi et samedi. Des hommes seuls, debout
sur une scène, qui parlent et racontent la condition
humaine. Des géants.
Jean-Marie Wynants © Le Soir 14/01/05

LES
SECRETS, LES REGRETS. LA VIE
Ascanio Celestini fait vibrer le Rideau. Création en français.
Une mise en scène épurée de Pietro Pizzuti pour un solo soufflant d'Angelo Bison.
"Ma mère, je vous écris cette lettre..." Les premiers mots de "Fabbrica" disent aussi
sa forme: cette lettre, la dernière d'un homme qui,
cinquante ans durant, a écrit chaque jour - sauf un.
Une seule et longue lettre comme un rattrapage, le récit
d'une vie ordinaire, donc unique, qui en a croisé tant
d'autres, pareillement petites et singulières.Par ce
vecteur - presque un classique de la construction littéraire
-, Ascanio Celestini affirme cependant la particularité
de sa démarche, mariant l'oral et l'écrit dans
un rythme fou, vigoureux, une langue majestueuse dans sa simplicité.Né,
selon sa méthode (cf. LLB du 12/1), de sa récolte
de témoignages sur le monde du travail, auprès
d'ouvriers, de repiqueuses de riz, de paysans, de mineurs, "Fabbrica" sert ces souvenirs plus qu'il
ne s'en sert. "Les uns parlaient des événements
politiques, les autres de leur propre vécu, plus intime
et privé. Mais tous mêlaient leur histoire à
celle du XXe siècle, explique Celestini. Certains remettaient
de l'ordre dans leurs souvenirs, d'autres en inventaient de
nouveaux. Mais leurs témoignages indiquaient toujours
une des voies de la dramaturgie contemporaine: celle qui transforme
la mémoire personnelle en histoire épique."
Pour avoir découvert l'auteur lui-même en scène,
si intense et modeste, on nourrissait une ombre de circonspection
quant à voir son verbe et cette âme autrement
portés. Pietro Pizzuti et Angelo Bison balaient le
moindre doute, tant leur oeuvre commune rend justice à
celle de Celestini. Jusqu'à la rythmique de la langue
(où étrangement, tendrement, on retrouve chez
le comédien des intonations du metteur en scène
- tous deux d'ailleurs d'ascendance italienne), rendue avec
fidélité par Kathleen Dulac, qui signe le texte
français de cette création au Rideau. Jusqu'à
la fusion de l'homme dans la parole, dans les histoires dont
il est dépositaire et qu'il restitue.
Chanson de geste
Dans le théâtre d'Ascanio Celestini, note Pietro
Pizzuti, "celui qui parle n'est ni l'acteur qui joue
l'ouvrier ni le conteur, mais l'homme dont la parole est la
raison d'être. (...) Pas de personnage à jouer
pour dire la parole de ceux qui travaillent en silence et
ne parlent que pour transmettre l'action. Rien que l'homme
qui dit son passé pour fabriquer son avenir, ici et
maintenant, au centre du monde." Angelo Bison relève
avec brio ce défi vertigineux, si lointain de la tradition
théâtrale.Du corps, de la voix, par peu de jeu
et une présence immense, il fait jaillir des images,
des existences, l'histoire d'un pays, de ses petites gens,
de ses grands remous. Des secrets, des regrets. La vie. Une
lignée d'ouvriers, Fausto de père en fils, la
belle Assunta au visage de Madone, la disgrâce, l'amour
fou, la mort au bout, l'arrivée du fascisme, l'arrivisme
des petits chefs, la survie obstinée du peuple.
Il y a de la chanson de geste dans ce spectacle aussi sobre
qu'éblouissant - soutenu par la scénographie
audacieuse d'Anne Guilleray, évocatrice sans contraindre
l'esprit, monumentale mais pas écrasante, et les lumières
subtiles de Julie Petit- Etienne. Il y a de la vibration dans
l'air, de l'émotion dans la salle. Pas de représentation
: du théâtre, pur, dur, soufflant.
Marie Baudet © La Libre Belgique 15-16/01/2005

LA PAROLE
POUR OUTIL
Réussite absolue pour La Fabbrica, un conte moderne d'Ascanio Celestini servi par Angelo Bison.
Ascanio Celestini ouvrait
le week-end dernier le Festival de Liège, seul sur
scène avec sa parole et ses récits, sa voix
nue modulée par tous les personnages qu'il raconte.
Au Rideau de Bruxelles, c'est Angelo Bison qui joue un autre
de ses textes, écrit voilà deux ans par le jeune
auteur, metteur en scène et acteur salué dans
son pays par la critique. Toujours, il mêle un travail
d'écoute et de réécriture, entrelaçant
l'histoire personnelle à la grande Histoire. Après
ses études de littérature et d'anthropologie,
parcourant l'Italie du Nord au Sud, il a entrepris de recueillir
la dernière source, la mémoire des ouvriers
et artisans dont il est un descendant.
Sous sa plume et dans sa langue, ils retrouvent une oralité
charnue, pleine de fantaisie, de fraîcheur et de dignité.
C'est une lettre que le
narrateur de La Fabbrica nous fait entendre, une lettre
à sa mère qu'il n'a jamais écrite, qu'il
aurait dû écrire cinquante ans plus tôt
mais si elle ne lui avait fait honte. Elle dit jusqu'où
l'homme doit aller dans la fourberie et la souffrance pour
avoir du travail. Mais il le dit en s'excusant d'embarrasser
son auditeur pour ce menu fait d'arme, cette piètre
victoire sur le chômage. Et c'est un prince qui raconte
avec humour les épreuves auxquelles il a dû se
soumettre pour une belle exigeante. Celle à qui on
sacrifie tout, qu'on courtise, qu'on sert, c'est La Fabbrica.
Et dans la bouche d'Angelo Bison, le nom sonne, résonne,
comme une cathédrale. La Fabbrica où
l'on travaille de père en fils, qui voit défiler
les Fausto, de père en fils, nourricière et
dévoreuse à la fois. On y vit, naît, on
y meurt dans la chaleur du haut fourneau, du feu prométhéen,
qui émancipe et tue…
La scénographie d'Anne
Guilleray est l'anneau d'acier qui lie l'ouvrier à
l'usine, le tuyau surchauffé, le puits de l'arrière-cour,
le trou dans la terre, l'alpha et l'oméga, le début
et la fin de cette histoire circulaire. Une simplicité
travaillée à l'image de ce magnifique spectacle
d'une haute réussite, d'une parfaite homogénéité
entre le propos, le verbe, la mise en forme et la présence
entièrement au service de ces voix anonymes. L'alchimie
née de la mise en scène de Pietro Pizzuti dirigeant
Angelo Bison est une merveille, jamais le comédien
n'a été aussi délié, prodigieux,
inventif, traduisant en français, par un corps incroyablement
expressif, la diction mais aussi la sensibilité extrême
à la note près, des couleurs de cette langue
italienne populaire. Angelo Bison, fils d'ouvrier italien
venu travailler en Belgique, se fait conteur, joue le grand
patron, le contremaître fasciste, la petite de seize
ans belle à se damner, le grand-père, le rejeton,
toute une population liée, arrimée à
une terre, une place. Une inflexion, une posture, un écho
dans la voix suffit à créer un autre univers.
Angelo Bison ne campe pas le prolétaire ou le maître,
non, il dit l'homme, la femme, la règle, avec une poésie
rayonnante, une générosité absolue, pleine
de tendresse et de facétie. Personne n'était
dupe alors, on servait, on était servi, les patrons
avaient un visage, aujourd'hui on ne sait plus pour qui on
travaille, quand on travaille, et le savoir-faire se perd
et avec, le sens du geste posé.
La mort en forme de poire
Sans discours, par l'ironie et l'image,
Ascanio Celestini évoque l'histoire industrielle et
politique qui traverse l'usine et ceux qui la font prospérer.
Il dit le prix à payer pour rester intègre et
droit, avec l'inventivité et le charme des chansons
polyphoniques rassemblées par l'ethno-musicologue Giovanna
Marini, la malice de Dario Fo, la pudeur de l'écrivain-ouvrier
Erri De Luca, la tristesse de Tabucchi, des artistes qui lui
ressemblent. On est loin du clinquant berlusconien mais très
proche de ce qu'il y a dessous.
Les lumières de Julie Petit-Etienne, le décor
sonore de Raymond Delepierre servent admirablement ce grand
moment de théâtre, car on oublie le travail d'orfèvre,
on oublie qu'Angelo Bison joue avec une infinie variété
de jeu, tant il est. On voit à travers lui. Proche
de ce qu'il dit, ému tout comme nous par l'histoire
du père et de ses sept fils morts. Pourtant, il ne
nous parle que de poires, juteuses, savoureuses, cueillies
avec amour et qui jamais ne seront mangées et pourriront.
Chaque mot est dégusté avec la reconnaissance
qu'on a pour un mets délicieux tant ce texte fait écho
à l'homme minuscule et grandiose. On l'écoute
comme un conte de Grimm d'aujourd'hui avec ses manants, ses
gitanes, ses seigneurs et ses traîtres. L'homme, est
au centre comme un arbre planté au milieu de La
Fabbrica, un poirier sauvage malmené mais debout,
tordu mais beau. L'homme et son quotidien, l'homme et son
outil, ses amours, ses fiertés, ses défaites,
ordinaire et pourtant extraordinaire.
Sophie Creuz © L'Echo 20/01/05

C'EST LA CHUTE FINALE
Fabbrica, du génial auteur italien Ascanio Celestini, raconte, en une fable époustouflante, la vie, les souffrances, les secrets des ouvriers de l'Italie du XXe siècle.
L'ultime lettre. Il écrit
à sa mère, avec qui il correspond chaque jour
depuis cinquante ans, cette unique lettre qu'il ne lui a pas
envoyée, le 17 mars 1949, lorsqu'il est entré
à la fabbrica. Il y raconte l'usine, toute sa
vie. Ce monstre mangeur d'hommes, ce no-man's land, coupé
du monde, aux règles particulières. Avec ses
personnages ambrés, charpentés, mystérieux,
légendaires. L'envoûtante Assunta, délicieuse
Madone, qui dévoile son étrange secret, comme
un sein honteux, aux hommes qu'elle aime, avant de les jeter
dans un puits. Pietrasanta, le propriétaire vénal
et sans scrupule de la fabbrica, dont le vocabulaire
se réduit à ces mots : c'est à moi !
Giovanni Berta, le chef des surveillants, mégalomane,
violent, rompu à l'idéologie des chemises noires.
Et les trois générations de Fausto, le grand-père,
le père et le fils, qui symbolisent les trois époques
de la fabrique. L'ère des géants, à l'origine,
où les ouvriers étaient taillés dans
le roc. Celle de l'aristocratie ouvrière, pendant la
Grande guerre, lorsque les cols bleus se voyaient exemptés
du service militaire tant la production industrielle était
indispensable. Enfin, l'époque contemporaine, où
il vaut mieux être estropié pour s'assurer de
garder son travail, car l'usine, aujourd'hui, fonctionne sans
les ouvriers.
En une fabuleuse longue
lettre d'un ouvrier anonyme à sa mère, le jeune
auteur italien Ascanio Celestini brosse l'histoire industrielle
et politique de l'Italie du XXe siècle. Se tournant
vers le passé pour mieux interroger le présent,
il rend hommage à tous ces travailleurs, mineurs, sidérurgistes,
paysans, repiqueuses de riz, des années 1940 à
1960, dont il récoltait les histoires quand il a commencé,
en 2000, à écrire Fabbrica. C'est leur
mémoire, leur chair, leur souffrance, leur héroïsme
qui imprègnent la pièce et en font un récit
épique. Une tragédie aussi : Celestini rappelle
le prix payé par ces bêtes humaines se tuant
parfois littéralement au travail, qui broyés
par une machine, qui intoxiqués au mercure, qui brûlés
par de l'acier en fusion. Comme celle des militaires en temps
de guerre, leur vie n'a que peu de valeur aux yeux des maîtres
de la production. Un ouvrier meurt, écrasé par
un pont roulant, le jour où Aldo Mauro est enlevé
par les Brigades rouges : c'est le second, le patron, qui
fait la Une des journaux.
La force évocatrice, le style lyrique, l'humanisme
engagé d'Ascanio Celestini (qu'il est urgent d'éditer
en français) en font un conteur flamboyant, un auteur
primordial, de la trempe d'un Alessandro Baricco et digne
héritier de la fougue de Dario Fo. Seul sur scène,
le comédien Angelo Bison, qui a travaillé à
l'usine dans sa jeunesse et dont le père, mineur, est
mort de silicose, sert, ou plutôt vit le texte avec
une intensité bouleversante, puisée directement
dans ses tripes. Il hypnotise le public. La mise en scène
de Pietro Pizzuti est sobre et minutieuse. Toute aussi dépouillée,
la scénographie d'Anne Guilleray se résume à
un anneau géant, tournant sur lui-même, tantôt
rouage d'usine, tantôt rouleau compresseur. A voir absolument.
Thierry Denoël © Le Vif/L'Express
21-27 janvier 2005

FABBRICA !
Une création en langue française au Théâtre du Rideau de Bruxelles, c'est Fabbrica, de Ascanio Celestini.
Je ne sais ce qui m'a le
plus touché, ce que j'ai le plus admiré dans
cette pièce : le texte de Ascanio Celestini ; la mise
en scène de Pietro Pizzuti ; le jeu d'acteur du seul
Angelo Bison ; ou encore le décor ultra dépouillé
et un jeu fabuleux de lumière.
Cela faisait un tel tout, un tout tellement cohérent
!
A peine trentenaire, Ascanio Celestini est bien un homme de
lettre et de mots. " … J'adorais les histoires
de ma grand mère… " dit-il. "
… Et j'avais besoin de raconter. Alors, je raconte des
histoires, moi aussi ! Quelles soient vraies ou pas, peu importe
!… C'est au public d'imaginer !… "
Et Fabbrica, c'est raconter une histoire ; celle d'ouvriers
d'usines en Italie. C'est surtout dire qu'ils existaient.
Pietro Pizzuti, avec toute sa sensibilité italienne,
avec aussi son énorme talent d'acteur a su mettre en
scène cette pièce en la dépouillant au
maximum de tout artifice, ne laissant qu'un texte nu, mais
un texte qui remue nos consciences, à la limite de
la fiction et de la réalité. Un texte mis en
français par Kathleen Dulac ; un texte fidèle
aux sonorités et au rythme de l'italien original.
Et puis, il y a Angelo Bison. Seul en scène ! Mais
quelle présence ! La dernière fois que je l'avais
vu, il était le Docteur Korczak. C'était en
2003, déjà au Rideau.
Dans Fabbrica, il "parle" d' une lettre,
une longue lettre à sa mère ; une lettre qu'il
aurait du lui envoyer bien avant, comme toutes celles qu'il
lui envoie quotidiennement. Mais ce jour-là, il était
entré à l'usine, à la "fabbrica"
! Et le voilà décrivant l'histoire de sa journée,
ou plutôt les histoires de l'industrie en Italie ; avec
ses valeurs, ses souffrances, ses amours, sa solidarité
et ses haines. Sans jamais tomber dans le psychodrame.
Témoignages, événements politiques, le
vécu des uns et des autres, le privé et le public
: tout y passe ; tout est raconté en une sorte de grand
voyage, de grande vague, de houle, qui va et vient, qui se
répète, qui intrigue… sans jamais lasser.
Et c'est là, je crois, toute la qualité de l'acteur
: ne jamais nous permettre à nous spectateurs, de nous
mettre en contradiction avec son histoire. On devient peu
à peu son compagnon à l'usine. Et son histoire
devient la nôtre.
Je ne suis pas sorti indemne de cette pièce. Comme
les ouvriers italiens laissaient souvent dans les usines une
partie de leur corps, j'y ai laissé une partie de mon
âme et de mon identité.
Mais qu'elle est belle la vie ! Qu'elle est belle la lumière
!
Paul Dupret © Radio Antipode. Date de diffusion:
17/01/2005

ALORS LA
Fabbrica, croyez-moi, c'est un chef
d'œuvre magistralement interprété par Angelo
Bison, mis en scène par un roi du monologue, Pietro
Pizzuti. Le fil conducteur c'est un hommage sensible à
la mère et à la femme, mi-sainte, mi-fantasme
sexuel, avec une madone à trois seins qui incendie
toute une usine. Fellini pas mort. Mais c'est aussi l'explication,
en douceur, le contraire du militantisme beuglant, des racines
profondes du fascisme en Italie. Magistral.
Christian Jade © RTBF 05/09/2005

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