Car on a tous besoin d'un ennemi
Ennemi salutaire, "Le gris" vient ronger nos vies.
Nuancé, puissant et intérieur, Angelo Bison livre un remarquable seul en scène. Au Rideau.
Seul, dans la pénombre, adossé à son fauteuil décentré, un club en cuir fatigué, l'homme se retrouve à la moitié de sa vie. Bilan et tranquillité. Se consacrer à son travail, sans être dérangé. Enfin ! Mais est-il fait pour vivre en paix et s'asseoir sur quelques certitudes ? Pas sûr...
Parti s'installer dans un pavillon de banlieue, loin de son ex-femme, de sa maîtresse, de son emploi, notre héros a vue sur son jardin, précieux coin de verdure. Et... sur la télé du voisin. Premier rappel à la réalité, à la vulgarité de notre époque différente du Romantisme ou de la Révolution française.
L'Italie revient en finesse au Rideau de Bruxelles. Après Ascanio Celestini avec "Fabbrica" et "Histoires d'un idiot de guerre", voici l'auteur Giorgio Gaber, grande figure de la scène italienne, mis à l'honneur. Poète, musicien et chanteur anticonformiste, Gaber s'est uni au peintre Sandro Luporini, influencé par Morandi, pour écrire "Il grigio" ("Le gris"). Aux commandes, Pietro Pizzuti. A la barre, Angelo Bison. En point de mire, le passage des frontières.
Incarné par le tranquille Angelo Bison, qui se dévoile au fil du spectacle, le héros du jour, qui, pourtant, rêvait de solitude, va rencontrer, ou s'inventer, un cohabitant. Parce que, dit le texte, "on ne peut pas vivre dans ce refroidissement de l'âme. C'est pour cela qu'on a besoin d'un ennemi, même imaginaire".
Nuancé
Il sera donc gris. Gris comme le rat qui gratouille, qui chatouille et qui dégoûte. Commence alors un dialogue entre la bête et l'humain. A celui qui sera le plus malin. Entre les réflexions du comédien, qui livre un seul en scène remarquablement nuancé, et les dialogues imaginaires avec le nouveau locataire, la pièce prend corps, s'élève en tonalité et s'achève en duel impitoyable. "Rongeur d'âme, tu as été sublime, génial..." Avant de tirer sa révérence sur un appel à plus d'indulgence.
D'abord intérieur, Angelo Bison diversifie ensuite sa palette de comédien, explosant parfois, mais ne forçant jamais le trait. Epurée et décalée, la mise en scène de Pietro Pizzuti rythme le spectacle à sa juste mesure, joue des ombres, des éclairages et laisse s'imposer la musique contemporaine à quelques moments clés du spectacle. Bison est, en effet, moins seul qu'on le croit.
Derrière lui, des musiciens et compositeurs, Sébastien Boisseau à la contrebasse et Jean-Yves Evrard à la guitare. A la direction, aux chants et percussions, Olivier Thomas. Tous trois distillent la force évocatrice de la musique pendant que d'autres images se mêlent aux mots au coeur de l'inconscient collectif. Ne fut-il pas un temps où l'Europe en guerre connut les souris grises, serviles secrétaires du bourreau nazi ? Et lorsque Hans punit les hommes d'avoir délaissé les arts et l'amour, les rats n'envahirent-ils pas la cité à la suite de sa flûte magique ?
Voici donc un monologue métaphysique aux résonances multiples, partant de l'individu pour arriver à l'humanité et ouvrir en beauté, comme en intériorité, la saison du Rideau, la dernière de Jules-Henri Marchant, qui donnera la parole à Prévert, à plusieurs auteurs contemporains comme à diverses préoccupations, de la bête qui nous ronge aux amours interdites en passant par un polar pure souche.
Laurence Bertels © La Libre Belgique 28/09/2007

Gaber et Luporini les rongeurs d’âme
La création en langue française du monologue italien « Le Gris » est une découverte savoureuse.
Les amateurs de chanson transalpine connaissent l’engagement contre toutes les médiocrités des one-man-show entre musique et théâtre de Giorgio Gaber (1939-2003). Mais la création en langue française du monologue Le Gris, écrit en 1989 avec le peintre Sandro Luporini est pour beaucoup une découverte savoureuse amenée au Rideau par Pietro Pizzuti et Angelo Bison. Avec eux, l’écriture italienne contemporaine (Celestini, Paravidino…) concurrence les Anglos-Saxons en création française au Rideau.
Pour Il Grigio, Pizzuti a reconstruit en français (avec Kathleen Dulac) tout le suc d’une langue qui sonne, chante, rit. Il l’a portée sur le plateau à la mesure de Bison, capable de vous inventer à lui seul un monde virtuel qui grouille sur une scène vide. La scénographie a enserré la scène de deux parois obliques, grises, lisses, soyeuses, que la lumière (et les ombres) de Marc Lhommel transforme et habite. Espace mental, espace de fantasmes pour une fable, avec morale obligée, aussi drôle que cynique, avec aussi un soupçon de mystérieuse angoisse qui lorgne vers Kafka. Pas de taupe, pas de cafard, mais un rat.
C’est lui, Le Gris, comme l’appelle le droguiste. Ce rat, qui empoisonne la retraite que voulait le héros pour ne penser qu’à son travail, à son être, c’est « le gris », la part moche, vile, médiocre, hypocrite, tapie en l’homme, le gris, c’est son « rongeur d’âme ». Le nier, le tuer ? Non, l’affronter, pour coexister… Un corps-à-corps pour le bilan d’une vie, sinon de l’humanité entière, dans un monde dont Dieu hait les hommes et un espoir aussi pour mieux repartir, fragile.
Epique et franchement drôle
Tout en contant dans une sorte de grand flash-back sa répulsion, sa fascination pour le rat (et donc pour lui-même…), l’homme l’émaille de bribes de vie. Tout y passe, femme, fils, amante, la mort du père, la mère injuste, l’éditeur… une vie qui est un ramassis d’échecs.
Rien de pesant là-dedans, à l’exception d’une fin un peu trop appuyée. La pièce de Gaber et Luporini regorge de phases épiques, drôles : le chat dans une tornade à travers la maison, ces multiples stratagèmes pour tuer le Gris, de la colle momificatrice aux boules empoisonnées… (qui tuent le coq du voisin) ou encore la visite de l’épouse légitime, piégée à la place du rat par la chaleur insupportable, etc.
Angelo Bison, conteur et acteur virtuose que Pietro Pizzuti guide hors de tout sur-jeu, autour, dans et sur… un seul fauteuil de bon vieux cuir usé et confortable, excelle à créer une sorte de complicité avec les spectateurs, sans démagogie.
Il n’est pas réellement seul sur le plateau. Trois musiciens – Jean-Yves Evrard, Sébastien Boisseau et Olivier Thomas (guitare, contrebasse et chant) se faufilent de la scène aux coulisses, déforment la paroi en saisissantes figures allusives. Ils sont des sortes de doubles « rongeurs », à l’image du héros, ils s’articulent entre les échos de la langue, prennent les angles de la pensées en s’élançant dans de belles improvisations jazziques. Superbe contretexte musical de ce spectacle étonnant.
Michèle Friche © Le Soir 29-30/09/2007

LE GRIS
"Le gris", en italien, "il grigio", c'est une manière gentille de désigner...un rat. Et ce rat, obsessionnel, persécute un acteur, seul en scène, Angelo Bison, défendant le texte de deux Italiens, Sandro Luporini et Giorgio Gaber, traduit et mis en scène par Pietro Pizzuti. Un petit homme, retiré dans la campagne après un échec amoureux éprouvant, n'en finit pas de ressasser sa vie ratée. Il vit un cauchemar quotidien: la présence obsessionnelle d'un rat.
Le tour de force de la mise en scène est de nous faire croire à la réalité de cette sale bête sans jamais nous la montrer vraiment. Et le charme du spectacle c'est de donner corps à cette obsession par des moyens visuels subtils, où on retrouve la griffe d'Anne Guilleray, avec la complicité de trois musiciens, qui accentuent l'étrangeté très contrôlée de l'ensemble."Le gris", un monologue défendu en finesse par Angelo Bison, au Rideau de Bruxelles, jusqu'au 20 octobre.
Christian Jade © RTBF 28/09/2007

De la Garçonnière à la souricière
Qui n’a jamais rêvé de mettre sa vie un moment entre parenthèses, de changer de crémerie, de s’isoler, de ne plus être là pour personne ou presque ? A la recherche de son équilibre, d’une plus grande sérénité, un homme, au milieu de son existence, prend possession d’une nouvelle maison, y déménage son âme et planifie doucement ses aménagements intérieurs. Quel bonheur de souffler un peu dans un espace vide où tout est à reconstruire… Mais le vide peut vite générer l’angoisse et l’isolement, développer des peurs irraisonnées.
A l’image de Maupassant hanté par Le Horla ou Stefan Zweig piégé par son Amok, le quotidien de ce fraîchement divorcé va doucement prendre une tournure obsédante. Sa tranquillité, grignotée par une présence étrangère furtive, va tourner court. L’environnement enchanteur du début, va doucement se muer en champ de bataille propice à une véritable chasse à l’intrus.
Le « gris » transforme ce havre de paix en souricière. Amis, famille en visite prennent conscience de l’état de fatigue avancé du protagoniste incarné par un troublant Angelo Bison maîtrisant aussi bien l’humour que le suspense présents côte à côte dans la pièce écrite à 2 mains par Giorgio Gaber et Sandro Luporini. Une ratatouille à l’italienne mitonnée avec soin par un chef conscient que c’est dans les vieilles casseroles qu’on fait les meilleures soupes. Résultat, le tandem Bison sur scène et Pietro Pizzuti à la mise en scène reste toujours aussi savoureux. Les ingrédients de la réussite : un texte contemporain fort (qui comme le magnifique Fabbrica avec la même équipe est adapté en français par Kathleen Dulac) une scéno simple et efficace et une direction d’acteurs ciselée. Pour épicer le tout, la musique d’Olivier Thomas ‘n’ co ponctue, par grignotement bien placé, un récit qui trouve un souffle animal dans cette sourde solitude.
TG © Zone 02 - 3-16/10/2007

a maN AND A RAT BATTLE IT OUT IN A TRAGI-COMIC FIGHT FOR SUPREMACY
Presented for the first time in French in a translation by director Pietro Pizzuti and Kathleen Dulac, Le Gris (Il Grigio) was written in Italian in the late 1980s by singer-songwriter Giorgio Gaber and painter-actor Sandro Luporini and it bears the professional stamp of each. It’s a monologue set to music, a mix of comedy and existential crisis.
The plot is straightforward : a man moves into a new home to escape his personal responsibilities, which include a mistress, a wife who wants a divorce and a son who spends his time glued to a computer. But the protagonist’s idea of an idyllic refuge backfires when he discovers that he is sharing his apartment with a rat, the Gris of the title, whose destruction becomes his main goal in life. Achieving it is not easy, and the two characters – man and rat -, actor and invisible presence – end up in an all-out battle for supremacy.
Angelo Bison is excellent in the lead, but the real interest for me was the clever, eerie staging and the music by Olivier Thomas. Four musicians performing behind screens come on stage from time to time to act as invisible counterpoints to the lead character’s state of mind. They play an eclectic variety of instruments and veer from jazz to concrete music and mood-setting soundscapes.
Anne Guilleray’s outstanding set consists of a single battered armchair, grey carpet and grey space. But the monotone stage is enlivened by beautiful lighting and astute use of shadow and picture projections that make the small theatre seem much larger than it is. At times the mood is deeply unsettling, and at others it has the frothy lightness of a boulevard piece with its gentle musings on work, relationships and vermin. I felt that the quirky humour was a bit overplayed and that it detracted from the underlying darkness of the text, which is after all about a man whose only engaged relationship is with a rat. Bring on the comedy, I say, but not at the expense of the tragedy.
Accessible to anyone with a good level of French, Le Gris is perfectly packaged and makes for a pleasant evening at the theatre. I liked the show, but the rest of Le Rideau’s audience seemed to love it.
David Meharg © The Bulletin 04/10/2007

LE RAT, ENTRE CHIEN ET LOUP
Le Rideau accueille Le Gris, une pièce qui donne le change. Réflexion sur l’existence, pensées sur une époque qui tance. Un monologue désenchanté mais enchanteur, la « middle life crisis » en toile de fond.
La scène est épurée, presque nue, seul un fauteuil club en cuir marron décati résiste, fort comme un roc. Il sera un des personnages de la pièce. L’homme arrive, il vient de déménager pour se ressourcer loin de la vulgarité des compromis contemporains. Peut-être pas suffisamment loin. Le téléphone d’un spectateur sonne, deux fois. Vulgarité ? Qu’importe, ne boudons pas notre plaisir. Car il est bien au rendez-vous. Angelo Bison incarne cet homme en quête de marge par manque d’oxygène. Sa femme le tanne, la vie presque plus ne l’étonne. Le voilà seul, face à ses incertitudes et ses doutes, ses questionnements et ses révoltes. Alors quelle jouissance de consacrer deux jours entiers pour simplement choisir la place de son futur bureau. Tout va plutôt bien dans le meilleur des mondes de la solitude. Sauf qu’un intrus vient troubler cette quiétude. Au départ le soir, entre chien et loup, un rat s’invite et vient hanter ses cauchemars. Commence alors un bras de fer inexorable entre l’homme et l’animal abominable. Leur relation parfois teintée de complicité, voire d’attendrissement, se mue pour tomber dans la versatilité la plus complète. Le Gris devient l’épicentre d’une existence qui vacille et bascule peu à peu dans la folie mentale.
Un texte truculent servi par un acteur flamboyant
Le comédien insuffle vie à ce texte avec brio et les répliques font mouche. La mise en scène est habile, ce jeu d’ombre et de lumière illustre à merveille la partie de cache-cache qui se trame sous nos yeux. Le personnage court-il après ce rat ou plus simplement lui-même ? Angelo Bison incarne parfaitement cet homme qui prend du recul pour mieux avancer. La lumière de ses yeux fascine autant qu’elle hypnotise. Son regard témoigne de ses pérégrinations et errements psychologiques, très pertinemment illustrés par ses murs qui reculent à mesure que son horizon rétrécit. Les instruments, contrebasse, violon et consorts, et ses corps vivants en relief dans le décor ajoutent une touche kafkaïenne à la pièce. Le rat se régale du parmesan, semé par notre homme pour causer sa perte. Le public, lui, ne peut qu’être rassasié par ce Gris.
Gabriel Hahn © www.rue du theatre.info

| |