Prévert sur son versant d'ombre
Un spectacle à quatre voix, au Rideau de Bruxelles, dans la série "Musique et Poésie"
Ils sont quatre en scène - le pianiste Luc Devos, le ténor Jean Delescluse, l'accordéoniste Didier Laloy, le comédien Jules-Henri Marchant - à évoquer un maître de la poésie du XXe siècle, Jacques Prévert (1900-1977), héros des enfants et des chansonniers, dont tout le monde a déjà croisé les ratons laveurs et chanté les "Feuilles mortes"... Mais Jules-Henri Marchant - qui a aussi imaginé le spectacle, sélectionné les textes et les chansons et assuré la mise en scène - propose un tout autre Prévert que le joyeux détricoteur de mots proposé dans les écoles. Il nous livre un Prévert horrifié par la guerre et les injustices sociales, un Prévert frondeur, iconoclaste et même cynique, un conteur de génie (écoutez "Complainte de Vincent") et encore, et surtout, un Prévert amoureux. La rencontre avec le compositeur hongrois Joseph Kosma transformera une partie de ses poèmes en chansons de légende : le spectacle "Silence Prévert" s'ouvre donc sur "Les Feuilles mortes", chantées par Jean Delescluse, avec Luc Devos au piano, dans une version légèrement lyrique (au risque de dérouter les fans d'Yves Montand) mais simple et pleine d'esprit. Après que le public est ainsi mis en confiance, Jules-Henri Marchant lui ouvrira, une à une, les chambres secrètes du poète (les siennes?), faisant de chaque texte un monde et y emmenant son auditoire chaque fois plus loin, plus haut, plus profond, plus fulgurant, plus noir, au point qu'on sera à chaque fois plus étourdi de revenir à la réalité, fût-ce le chant de l'accordéon, sourdement enchaîné... Le spectacle, qui dure une heure et demi, file à la vitesse d'une épopée qui ne dit pas son nom, mu par la double dynamique du changement - le passage du texte dit au texte chanté, du piano à l'accordéon - et de la progression dramatique des textes, où les artistes font mine d'alterner le burlesque et le grave mais où, irrésistiblement, à partir de "La grasse matinée", le grave l'emporte, jusqu'à la folle lumière du génie de Vincent : "Le soleil sur Arles/En hurlant tourne en rond". Notre réserve ira la configuration très étirée de la salle, imposant la sonorisation des interprètes (défavorable au chant) et privant les parties extrêmes de la salle de l'ensemble du spectacle (mais la disposition "café-théâtre" est agréable). A noter : "Silence Prévert" est à l'affiche le 31...
Martine D.Mergeay © La Libre Belgique 30-31/12/06 et 1/01/07

Le bonheur est dans le Prévert
Jacques Prévert : voilà un poète que l'on croit connaître depuis l'école, avec les feuilles mortes qui se ramassent à la pelle ou les deux escargots qui vont à l'enterrement d'une autre feuille
morte. Mais l'auteur français, disparu en 1977, nous a laissé une oeuvre dont la richesse dépasse largement les cahiers scolaires. Une oeuvre abondante parmi laquelle Jules-Henri a picoré joyeusement pour nous prouver, en une seule soirée verbale et musicale, que Prévert a su faire rimer trois mots : politique, ludique et comique !
Le résultat est irrésistible. On se retrouve dans un coin plus méconnu du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, au sous-sol. La salle Terarken, qui sert habituellement de lieu d'exposition, s'est muée en café-théâtre aux tons pastel. Des petites tables y ont poussé, près d'un beau piano noir. Derrière trois colonnes massives, quatre chaises noires attendent comédiens et musiciens. C'est entre notes et mots que Silence Prévert va se jouer : le spectacle
s'inscrit dans le cycle "Musique et poésie", qui cherche d'autres chemins d'écoute.
On a effectivement envie d'ouvrir nos oreilles toutes grandes. En 24 textes et chansons, extraits de Paroles et d'autres ouvrages moins fréquentés, Jules-Henri Marchant, récitant, et Jean Delescluse, ténor, vont se passer le crachoir comme s'ils peignaient à deux voix un percutant portrait du monde. En soutien, Luc Devos s'assied au piano et Didier Laloy empoigne son accordéon. L'humeur générale est à la retenue. Un contraste élégant avec des textes plein de vie, d'humour et de rage.
Le sang de Jack l'éventreur
Prévert n'était pas un doucereux. Anticonformiste
et anarchiste, il a sculpté ses mots dans une forge où brûlent le feu de l'amour et celui de la mort. Il faut entendre Jules-Henri Marchant nous raconter magistralement l'histoire de Jack l'éventreur et de ce monde, le nôtre, qui a tant de sang sur les mains. Il faut le voir interpeller le Tout-Puissant, dans cette attaque célèbre de Prévert : "Notre Père, qui êtes aux cieux, restez-y."
Chacun picorera dans ce vaste menu selon ses préférences. Les chansons, sur les compositions de Joseph Kosma, nous ont semblé moins percutantes : le ténor Jean Delescluse adopte un ton un peu affecté, qui fait parfois écran au sens. En même temps, ce phrasé établit une sorte d'ironie que n'avait pas Yves Montand. En solo, le pianiste Luc Devos livre du Bartok ou du Poulenc, doux instants de respiration. Et surtout, l'accordéon diatonique de Didier Laloy mêle sa rythmique chaloupée à la voix de Marchant, pour le meilleur.
Un spectacle qui nous apprend à regarder le monde autrement. A voir avec les oreilles !
Laurent Ancion © Le Soir 30-31/12/06 et 1/01/07
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