Le vertige de l'aveuglement
Révélé au Rideau de Bruxelles avec Hamelin, Juan Mayorga revient à l'Atelier 210, avec Himmelweg: une mise en scène de Yasmina Douieb en osmose avec le vertige humain et théâtral de ce spectacle troublant sur notre faculté d'aveuglement face à l'horreur.
Il a quitté Madrid, sa ville, pour débarquer à l'Atelier 210, heureux de cet Himmelweg: Juan Mayorga, à 46 ans et à la tête d'une quarantaine de pièces jouées sur tous les continents, se double d'un philosophe et d'un mathématicien! N'imaginez pas qu'il enfante des histoires quadrillées comme des théorèmes. Diaboliquement construites, partitions polyphoniques, ses pièces vous piègent au ventre et à la tête, sans la moindre démonstration ou complaisance, elles vous laissent avec votre malaise, vos doutes. La preuve avec Himmelweg, le chemin du ciel. […]
son écriture diffracte les points de vue: monologues du délégué, du commandant du camp et du « maire » juif du ghetto, chargé d'écrire le scénario, de choisir et de faire répéter les acteurs qui donneront « la représentation » de leur vie à l'observateur de la Croix-rouge. Ces comédiens « forcés », apparaîtront sur écran, en plusieurs séquences répétées en subtiles modulations, tel peut-être le cauchemar récurrent du délégué. Une formidable idée de Jasmina Douieb en référence aux films de propagande des nazis, et qui jongle ainsi avec les strates du réel et de la fiction, en triple perspective, celle de la scénarisation du ghetto, de sa perception par les personnages de Mayorga... et par le public.
Les comédiens fascinent dans une interprétation qui laisse affleurer les ambiguités les plus troublantes: Michelangelo Marchese, superbe commandant cultivé et nihiliste, Luc Van Grunderbeek, Juif d'une humilité insondable et Jean-Marc Delhausse, narrateur en gravité nerveuse. Et cet Himmelweg, porté par toute une équipe dont la scénographie de Renata Gorka et la vidéo de Sébastien Fernandez ne sont pas les moindres atouts, révèle une fois encore la force et l'intelligence sensible de Juan Mayorga, à l'écoute des failles de l'humanisme.
Michèle Friche © Le Vif L’Express 18/02/2011

théâtre et manipulation
De Juan Mayorga, on ne connaissait guère que le très beau Hamelin, avec en toile de fond le thème de la pédophilie. Himmelweg, applique ce savant mélange d’émotion et de raisonnement, à la propagande nazie de camouflage du génocide juif.
Critique : ****
Introduction « mezzo voce » de l’excellent Jean-Marc Delhausse. Ce petit homme banal, a visité, au service de la Croix-Rouge, un camp de concentration, qui ressemble étrangement à celui de Terezine, vitrine de la propagande allemande, où les visiteurs pouvaient voir des juifs « heureux », bien traités et pouvant mener un vie normale. […]
une vidéo, simple, efficace, aux couleurs pastel de Sébastien Fernandez, nous plongera, en flash back, dans le village idyllique […]
La partie centrale nous plonge dans la fabrication du mensonge, dans sa mise en scène : c’est pratiquement un solo éblouissant de Michelangelo Marchese en commandant du camp, terrifiant de mauvaise foi, assis à son petit bureau ou parcourant le plateau. […]
Au total un texte théâtral qui pose des problèmes et heureusement ne donne pas les réponses. On n’est pas dans un théâtre d’engagement à sens unique. On découvre, miroir tendu au spectateur, la faiblesse de chacun face à une comédie sociale et à un pouvoir bien organisé qui rend impuissants les faibles, inutiles les individus de bonne volonté et presque fous les rouages consentants du pouvoir hiérarchique aveugle.
Le miracle c’est un texte limpide, dégraissé de tout pathos et velléité démonstrative, que la mise en scène de Jasmina Douieb porte à sa juste incandescence, résolvant par une vidéo habile et touchante, quantité de problèmes techniques La direction d’acteurs rend à chacun sa musique intime avec une interprétation « soudée » de trois excellents comédiens, dont le fulgurant Michelangelo Marchese qui signe là, avec le directeur du camp, un des rôles de sa vie .
Un des spectacles incontournables de l’année.
L’Atelier 210 est en train de réussir une « grande » saison (just great !) et le Rideau de Bruxelles, qui a lancé Mayorga avec Hamelin, a offert son partenariat à la réussite d’une belle entreprise.
Christian Jade © www.rtbf.be 11/02/ 2011

La farce sinistre de Terezin
LE SOIR ***
N’y allons pas par quatre chemins : Himmelweg intrigue, fascine, dérange et, longtemps après, vous agrippe les méninges comme une sangsue. […]
La mise en scène de Jasmina Douieb décortique habilement le texte de Mayorga, accentuant la mise en abyme par le biais de vidéos, à l’ambiance mystérieuse, laissant deviner les scènes du sinistre scénario.
Attention : Himmelweg est une pièce qui se mérite, avec un début déroutant, un rythme incertain, énigmatique, une pièce dont on saisit le sens par couches successives. On s’y enfonce marche après marche. On traverse vitre après vitre ce théâtre dans le théâtre, avec au bout, un constat terrifiant sur notre tendance à l’aveuglement collectif.
Catherine Makereel © Le Soir 12/02/2011

himmelweg, vertiges de mise en scène
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Jasmina Douieb signe un spectacle sobre et poignant à l’Atelier 210.
"Comment c’était avant mon arrivée ? Comment ce sera après mon départ?" Il doute, l’homme envoyé là pour être "les yeux du monde". Et qui voit ce qu’on lui donne à voir. Une construction, une mise en scène. Il doute mais pas au point de fouiller au-delà des apparences.
[…]
Déployant les points de vue, additionnant peu à peu les détails, la pièce de Juan Mayorga n’assène aucune leçon mais questionne sans relâche le regard, celui des personnages et celui du public, plaçant celui-ci dans un inconfort salutaire, un vertige absolu. Au bord de l’abyme. Car "Himmelweg" - le "chemin du ciel" - fait du théâtre son cœur même.
[…]
Avec cette création de la Cie "Entre Chiens et Loups", coproduite par l’Atelier 210 en partenariat avec le Rideau de Bruxelles, Jasmina Douieb (entourée d’une belle équipe dont Renata Gorka à la scénographie, Sébastien Fernandez à la création vidéo, Ana Rodriguez à la dramaturgie) atteint le difficile et nécessaire équilibre entre l’évocation et la représentation. Insère le propos avec justesse entre l’humain et l’innommable. Provoque ce que, précisément, Mayorga appelle la turbulence créatrice.
Marie Baudet © La Libre Belgique 10/02/2011

la scène de l'irreprésentable
Quelque part près de Berlin pendant la Seconde Guerre Mondiale et aujourd'hui. Un délégué de la Croix Rouge visite un camp de concentration pour les Juifs transformé, l'espace d'une journée, en un village heureux avec sa gare et une horloge, ses rues et la place où les gens se promènent, les amoureux flirtent sur les bancs, les enfants jouent à la toupie. Sans se rendre compte qu'il assiste à une mise en scène macabre, malgré quelques signes troublants, il constate dans son rapport une parfaite normalité, des conditions de vie modestes mais acceptables. Il ne s'agit pas d'une pièce historique. Juan Mayorga nous renvoie dans Himmelweg, chemin du ciel au grand théâtre du monde actuel avec ses jeux de rôle, ses travestissements du réel, en interrogeant le théâtre comme art du mensonge, son rapport à l'histoire, à la mémoire et au pouvoir qui s'en sert pour imposer une certaine vision des événements.
Dans sa mise en scène exemplaire la jeune metteuse en scène belge Jasmina Douieb va au cœur même du propos fondamental de la pièce : le théâtre à la fois comme instrument du mensonge et comme espace de l'irreprésentable, en questionnant notre rapport à l'image, “à ce qu'on voit, à ce que l'on ne veut pas voir et à ce que, abreuvé d'images, on ne voit plus.” Où est la réalité, où commence la fiction ? Question plus que jamais actuelle dans notre société de la pluralité d'information offrant des versions, des interprétations multiples du même fait.Pour Juan Mayorga le théâtre, acte par excellence politique, a pour mission de dévoiler la vérité qui n'est pas évidente en soi et souvent déformée, falsifiée. Son théâtre s'attache à faire apparaître ce que l'image trompeuse peut cacher, ce que consciemment ou inconsciemment nous refusons de voir pour continuer à vivre avec bonne conscience, bref il nous confronte à l'irreprésentable, au falsifié, à l'occulté, à l'oublié. Il ne cherche pas à se substituer aux victimes en leur donnant la parole mais plutôt à nous faire entendre le silence de ceux qui ne sont plus là et à nous faire éprouver, par l'artifice du théâtre, l'expérience du sort atroce qu'on leur a fait. Ce théâtre devient ainsi une sorte de zone grise, de purgatoire avant l'oubli, où l'image imposée s'estompe révélant la réalité qu'on n'a pas vue ou qu'on n'a pas voulu voir.
[… ]
Les trois acteurs, avec un remarquable savoir-faire, amènent leurs personnages dans cette zone grise de demi conscience entre le réel et la fiction, entre le présent et la mémoire, en leur conférant, sans aucun recours à la psychologie, à la fois la singularité des individus et une portée représentative, métaphorique. Concentrant sa mise en scène autour de l'interrogation de l'image, de son statut dans notre vie, de la responsabilité des témoins et de leur aveuglement complice, Jasmina Douieb fait entrevoir en même temps, à travers ce théâtre d'un jour, l'ampleur du projet nazi avec ses ambitions européennes et son système quasi scientifique de suppression des Juifs. Une mise en scène d'une extrême cohérence, limpide, qui fouille au plus profond la pièce de Juan Mayorga en lui apportant un nouvel éclairage. A ne manquer sous aucun prétexte si vous passez à Bruxelles.
Irène Sadowska Guillon © http://kourandartavignon.unblog.fr 15/02/2011

radio campus / La Conspiration des planches
Michelangelo Marchese qui joue le rôle du commandant est incroyable dans cette pièce, vraiment formidable, il donne des sueurs froides et est vraiment glaçant. […]
on oscille entre trois personnages, avec trois points de vue très différents. Ça suscite des tonnes de questions. […]
Où, au début, on ne comprend pas très bien ce qu'il se passe et puis au fur et à mesure, on comprend et on revient sur ce qu'on a vu et tout refait sens dans sa tête. C'est vraiment un puzzle. […]
C'est très bien écrit, très très bien joué. […]
Alors évidemment, ça pose la question de la vie. Est-ce que la vie n'est pas une pièce de théâtre ? Pour tout le monde, pour nous aussi. Est-ce qu'on n'est pas tous en train de jouer un rôle, tout le temps ? Mais dans un contexte évidemment terrible, celui de l'holocauste. […]
La mise en scène de Yasmina Douieb est très subtile. Comme je le disais, il y a un écran blanc sur lequel vont être projetées les vidéos. Mais qui ensuite va être enlevé. Mais l'ossature va rester, ce qui fait qu'il y a un cadre par lequel on voit les comédiens, ce qui souligne encore l'effet de théâtre. C'est donc du théâtre dans le théâtre. […]
Catherine Makereel © RADIO CAMPUS 09/02/2011

j'ai vu une ville normale
Après "Hamelin", Le Rideau propose un deuxième texte de l’auteur espagnol Juan Mayorga : "Himmelweg". Traitant à nouveau de la responsabilité à travers l’indicible, il fait de cette reconstruction pseudo-historique d’un ghetto modèle l’exemple d’un aveuglement, même pour qui voudrait voir. Une prouesse dramaturgique qui vaut à elle seule d’être écoutée. […]
Théâtre de l’innommable
Mais Mayorga ne fait pas de théâtre pour victimes. Et Yasmina Douieb respecte son auteur. Le public est là pour voir, non pour consommer ce qu’il voudrait entendre. Au fil des dialogues répétés, ses certitudes se décomposent, les liens de commodité sont rompus – en témoignent les réactions diamétralement opposées de la salle, face au sujet délicat de la Soah…Tout comme dans Hamelin (http://www.ruedutheatre.eu/article/59/hamelin/ ), il tue l’identification aux victimes et brouille les pistes pour faire naître une réflexion plus profonde sur la responsabilité, les possibilités que la société humaine offre à certains crimes.
L'auteur fouille les côtés obscurs de l’humanité pour dire l’indicible. Le public se retrouve face à un théâtre «sans graisse», le langage essentiel d’une vérité mise en littérature, avec l’art d’un récit presque policier. Le contact entre les acteurs est aussi froid qu’avec les spectateurs. Une relation glacée s’installe, et si l’émotion ne passe pas, on comprend que Mayorga a cherché un autre type de spectacle.
Yasmina Douieb laisse au texte toute sa grandeur. Elle met en scène sobrement, avec quelques images qui disent tout. Un théâtre risqué. Pour anti-consommateurs.
Julie Lemaire © www.ruedutheatre.eu 13/02/2011

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