CONNAÎTRE
: PEUT-ÊTRE ! MAIS AIMER ?
«La Femme d'avant» sombre et troublante au
Rideau.
De Roland Schimmelpfennig, auteur contemporain important de la
scène allemande. A découvrir.
Pour tous, c'est pareil: un déménagement chamboule
toujours! La vie, les idées, les relations... Le chaos
des caisses en carton réveille le passé, prépare
le futur, questionne le présent. Pour Franck et Claudia,
mariés depuis 19 ans, c'est encore pire. La veille du départ
vers leur nouvelle vie, l'ancienne ressurgit au nom d'une promesse
vieille de 24 ans. «Je t'aimerai toujours!» Qui n'a
jamais prononcé cette phrase dans la ferveur de l'instant
et l'illusion de l'éternité? Débarquant en
rouge passion, Romy, un amour de jeunesse et d'été
de Franck, a pris la phrase à la lettre et ne compte décidément
pas plaisanter sur cette parole à honorer. Aussi, la situation
absurde, un brin cocasse basculera en enfer.
La certitude de cette «femme d'avant» réveillera
le volcan de chacun - le père, la mère et le fils
- et les aspirera dans un tourbillon tragique. Car «je t'aimerai
toujours», dit aussi à présent le fils, Andi,
contraint par le déménagement à quitter Tina
sa bien-aimée. Oui mais...
La peur de perdre
Intelligente, la dramaturgie de Roland Schimmelpfennig nous balade
dans le temps, à coups de marche arrière, de marche
avant et de redites; construction intéressante pour entretenir
l'intrigue et pour souligner ici la fragilité - voire parfois
la médiocrité - des rapports humains. Comment la
peur de perdre (l'autre, soi, son confort ou sa liberté...)
et la précarité de l'instant peuvent muer une stabilité
apparente en soudaine dégringolade, en chaos incroyable.
Ciselé dans la réalité et les non-dits,
le texte n'y va pas par quatre chemins et percute au bon endroit.
La mise en scène de Jules-Henri Marchant avance de même.
Simple et efficace, elle place les interactions des protagonistes
au sein d'un fouillis de caisses en bois, moins anodines qu'elles
en ont l'air.
Les protagonistes en question font mouche: le couple d'Anne Sylvain
(Claudia) et de Bernard Sens (Franck) fonctionne et suscite la
compassion; Micheline Goethals campe la Romy glaçante qu'il
leur faut; Cédric Eeckhout (Andi) et Erika Sainte (Tina)
forment un couple d'ados touchant, sensible et crédible.
Complexité et tension
Courte et saisissante, au rythme soutenu (hormis vers la fin,
un rien plus étirée), la pièce nourrit parfaitement
la tension et le trouble; finalement, très sombre dans
les contours de la nature humaine qu'elle dessine. Elle se découvre
forte, à la fois, de la référence à
la tragédie antique (Romy en Médée actuelle)
et des non-dits relatifs à la complexité infinie
de la vie, de l'inconscience, des schémas qui se répètent
malgré nous, des couches mystérieuses qui bâtissent
l'intérieur de l'individu et qui au moindre séisme,
hors conscience, peuvent faire très mal.
«La Femme d'avant» réussit à rendre
palpable la tension entre la structure externe désirée
et rassurante - le mariage, l'ordre, la paix, les projets... -
et la structure (ou déstructure) interne, réelle
de l'individu - sa liberté, sa passion, ses désirs,
son histoire...
Premier rendez-vous public de la saison avec Roland Schimmelpfennig,
auteur, et Jules-Henri Marchant, metteur en scène, le jeudi
28 septembre de 18h45 à 19h30, au Studio. Entrée
libre.
Du même auteur, «Push up» est montée
par le metteur en scène Jean-Michel Van den Eeyden. Création
le 3 octobre à l'Éden de Charleroi.
Sarah Colasse © La Libre Belgique
21/09/2006

FILLE DE MEDEE
Roland Schimmelpfennig est un auteur qui monte.
Il suffit de voir l'une de ses pièces tourner sur nos
scènes plus qu'un derviche pour l'affirmer : Push
Up, dévoilée la saison passée au
Théâtre 140 et au ZUT, pointe de nouveau le bout
de son nez, avec la Cie Barakha en création à
Charleroi. Alors, l'ébullition autour du jeune auteur
allemand est-elle méritée ? La découverte
de sa Femme d'avant au Rideau de Bruxelles nous le
prouve amplement.
Cet objet aussi dérangeant que réussi,
mis en scène avec une belle maîtrise par Jules-Henri
Marchant, fait l'effet d'une bombe à retardement. Avec
son intrigue à la Fatal attraction, son suspense
hitchcockien et ses échos de tragédie grecque, La femme d'avant nous agrippe dès la première
minute. Dès ce premier coup de sonnette, de mauvais
augure, d'une femme venue réclamer son dû, telle
Médée. Il y a 24 ans, Franck lui a juré
qu'il l'aimerait toujours. Aujourd'hui, c'est l'heure d'honorer
son serment. Mais Franck, marié à Claudia depuis
19 ans et père d'une jeune garçon, ne la reconnaît
pas !
" L'amour d'un homme n'occupe qu'une partie de sa vie.
L'amour d'une femme occupe toute son existence ",
disait Lord Byron. Voilà bien une des vérités
à dénicher dans cette pièce pleine de
fiel, qui commence innocemment, escalade doucement la pente
de l'angoisse et de la violence, pour finir tragiquement.
Tandis que le couple marié, en plein
déménagement, tente de se débarrasser
de l'intruse, Romy va insidieusement s'infiltrer dans leur
vie, avec la complicité involontaire de leur fils,
en pleine séparation d'avec sa petite amie dans des
conditions étrangement similaires à celle de
Romy et Franck jadis. Preuve que la vie se répète
souvent, comme une mauvaise farce.
Le temps joue avec nos nerfs
Tantôt cyclique, fragmenté ou relatif,
le temps est au cur de cette uvre, puisque l'auteur
s'en sert pour jouer avec nos nerfs et brouiller nos repères.
Dans d'incessants flash-back, les scènes font des bonds
en arrière puis en avant, se gèlent et se succèdent,
entraînant des bis repetita parfois cocasses, parfois
lassants. Cette méthode, réglée pile-poil
par la mise en scène, a le mérite d'étoffer
le suspense de l'intrigue. La synchronisation de comédiens
épatants, aussi.
Micheline Goethals retient particulièrement
l'attention. Aussi inquiétante qu'un Norman Bates dans Psychose, Romy glace littéralement le public
de sa détermination froide, son amour obsessif et son
implacable désir de vengeance. Face à ce monstre,
Bernard Sens et Anne Sylvain campent admirablement un couple
usé par la routine, tandis que Cécric Eeckhout
et Erika Sainte ont la candeur qui sied au couple d'ados rêveurs
et amoureux.
Malgré une fin abrupte, un peu bâclée,
La femme d'avant offre une alléchante immersion dans
l'univers inquiétant de Schimmelpfennig. Un auteur
provoquant et dérangeant à découvrir
de toute urgence.
Catherine Makereel © Le Soir 23-24/09/2006

les liaisons fatales
Roland Schimmelpfennig est un des chefs de file
de la jeune dramaturgie allemande. Confirmation éclatante
avec La Femme d'avant, en création française au
Rideau de Bruxelles.
Les premières répliques lancent
une comédie sur le schéma du couple et de la maîtresse.
Le dénouement est celui d'une authentique tragédie.
Le suspense, puis la terreur se sont distillés implacablement,
le texte a semé les petits cailloux de la référence
: Médée et la boîte de Pandore
Les
boîtes, elles, s'empilent sur la scène, pour cause
de déménagement. Mais une femme survient, en couleurs
vives, chez un couple plutôt grisâtre : pour "
honorer la promesse " d'un amour juré éternel
à 17 ans. De quoi semer l'incrédulité,
puis de remuer ce que l'on a enfoui, en dix-neuf ans de couple,
et d'en perdre l'équilibre, glissant sur une auto miniature
du fils, entre les caisses. Une métaphore parmi beaucoup
d'autres, qui développe ses arborescences au fil d'une
trame tissée en allers et retours sur une plage de 24
heures. Ces sortes de brefs " rebobinages " du temps
recroisent les perspectives, auscultent les apparences.
Pièce fascinante, où chaque mot,
chaque manipulation d'objet devient un engrenage à double
détente et passe du trio de base au jeune couple en miroir
(le fils et son amie). Tragédie, toujours recommencée,
qui relie magnifiquement la densité du mythe au chaos
humain. La sobre et efficace mise en scène de Jules-Henri
Marchant, légèrement en retrait du tranchant de
la pièce, conduit à une juste interprétation,
avec ce soupçon de détachement nécessaire
ici : Micheline Goethals, Bernard Sens, Anne Sylvain, Cédric
Eeckhout et la formidable Erika Sainte, jeune fauve parmi ses
pairs
Michèle Friche © Le Vif/L'Express 29/09/2006

|
|